édito
20 ans sans dormir

Le mercredi 28 mai 2003, la première Nuit de notre histoire ouvrait ses portes au Transbordeur de Lyon.
Ellen Allien, invitée pionnière de ces toutes premières heures, venait de sortir son premier opus, l’incroyable et mélancolique Berlinette, et son hymne inoxydable, « Senhsucht ». Tous les regards sont alors tournés vers ce Berlin mythique et underground, celui qui convoque les images de David Bowie et de Nick Cave, de Wim Wenders et de Einstürzende Neubauten. La mélancolie donc. Déjà, forcément.
Autour de nous, quelques mois plus tôt, la naissance de l’Euro ou Chirac réélu face à l’extrême-droite en avril 2002. Puis en mars 2003, quelques semaines avant cette première édition, « La marche des femmes des quartiers contre les ghettos et pour l’égalité » et pendant l’été qui suit, un rassemblement altermondialiste de 300 000 personnes sur le plateau du Larzac et une canicule meurtrière en France et en Europe. Déjà, encore. Et le soir de l’inauguration de Nuits sonores à la Piscine du Rhône, Dogville, un nouveau Lars Von Trier qui sort sur tous les écrans de la ville avec le merveilleux « Young Americans » dans la BO.
Sur ce week-end de l’Ascension qui deviendra l’un des marqueurs importants du festival, Nuits sonores allait poser les jalons de son identité en devenir : l’espace public, l’architecture et la scénographie, l’investissement passionné des lieux du patrimoine et des sites industriels, l’effervescence urbaine, une forte dimension participative, l’équilibre entre les esthétiques multiples de la scène électronique et d’au-delà — entre émergence et références, entre scène locale et artistes du monde entier, entre sens de la fête et gravité consciente. Avec l’envie inaltérable de construire en cinq jours et cinq nuits une multitude de parcours dans la ville. Organisateur·rices, artistes et publics partageant le même mot d’ordre : « La ville est à nous, rejoignez-nous ! ».
Et pendant deux décennies, combien de découvertes magiques et d’instants volés au réel aux côtés des Berlinoises lunaires de Cobra Killer, Joy Orbison, Anika, Nicolas Jaar, Omar Souleyman, Nils Frahm, Anetha ou Deena Abdelwahed. Combien d’émotions folles et de clameurs en entendant les premières notes du « Born Slippy » d’Underworld, le « Radioactivity » de Kraftwerk ou le « Blue Monday » de New Order. Combien de moments cultes partagés avec le public aux côtés des New-Yorkaises de ESG ou de Body & Soul, des suvolté·es Peaches ou Chilly Gonzales, de Dj Shadow, des Chemical Brothers ou des légendaires Mancuniens de The Fall. Combien enfin, de minutes en apesanteur sur les sets des fidèl·es Jennifer Cardini, Daniel Avery, Flore, ou bien sûr de Laurent Garnier, sans qui Nuits sonores n’aurait tout simplement pas été le même festival.

Ring politique
« 20 ans sans dormir »* plus tard, le festival a renforcé ses fondamentaux. Le désir de faire de la ville un espace collectif de partage et de découvertes. De rassembler autour d’un dancefloor aussi réel que symbolique, les ingrédients de ce « ring politique » qu’Arty Farty revendique comme un espace de rencontres et de débats, de décloisonnement, de dépolarisation et d’inclusion.
Le monde a tellement changé en 20 ans. Le contexte de Nuits sonores aussi. Le gap rétro-futuriste est aussi immense que celui entre le modem 56k que nous partagions à 10 dans notre premier bureau et les centaines de milliers d’interactions numériques et sociales qui rythment désormais la vie de n’importe quel festival, pour le meilleur et pour le pire.
Les enfants de 2003, ceux que l’on redécouvre en photo, dansant avec enthousiasme aux Apéros sonores de la rue de l’Arbre Sec ou sur le boulevard de la Croix-Rousse, sont peut-être aujourd’hui festivalièr·es, bénévoles, artistes…
Depuis, le festival a traversé les contextes les plus anxiogènes, des attentats de 2015 à la pandémie mondiale de COVID-19, qui ont irréversiblement bousculé le secteur culturel et en particulier celui, essentiel, de la nuit.

Dance to act!

L’intuition initiale de ce dancefloor comme espace démocratique s’est aussi cristallisée, avec la naissance de European Lab il y a 12 ans, mais surtout avec une prise en compte croissante et volontariste de tous les enjeux essentiels de la réinvention de cet espace commun : respect, diversité, parité, inclusivité, transmission et partage.
Sur le plan artistique, la vingtième édition de Nuits sonores sera résolument engagée en ce sens, et donc résolument tournée vers son futur. Avec l’objectif de réinventer des parcours de scènes aux identités marquées, tant esthétiques que politiques ou territoriales. Assumer une mise en avant plus importante des scènes internationales sous-représentées — d’Asie, d’Afrique, d’Amérique du Sud mais aussi d'Europe de l’Est et plus particulièrement d’Ukraine. Allier fête, contemplation et réflexion, avec une scène autour de l’ambient, de la musique organique, du field recording et du vivant. Mettre en avant les scènes locales et réunir les familles artistiques qui ont contribué à fabriquer ces 20 éditions avec nous. Mais aussi requestionner la place du live sur nos Days, celle du hip-hop comme musique électronique prédominante dans le paysage actuel, ou celle du DIY comme modèle d’indépendance artistique.
Si cette vingtième édition sera résolument prospective et se tiendra à l’abri des affres et des rituels de la commémoration, l’envie de raconter l’histoire sera par ailleurs joyeusement assumée.
Elle fera l’objet de deux projets éditoriaux connexes. D’une part une exposition urbaine inaugurée au moment du festival, et à l’occasion de laquelle 20 des clichés les plus cultes de l’histoire de Nuits sonores seront installés dans l’espace public, in situ, là où ils ont été photographiés. D’autre part une série de podcasts racontant l’épopée du festival de façon chorale, avec toutes les équipes qui ont fait vivre Nuits sonores depuis deux décennies, mais aussi celles et ceux qui l’ont vécu en tant qu’artistes, bénévoles et festivalièr·es.
C’est avec vous toutes et tous que nous voulons fêter ce bel anniversaire : celui d’un festival qui nous a tellement donné, que nous lui devons notre attachement sans faille et notre engagement collectif pour le futur, avec douceur et sans nostalgie.
* Une référence au livre Nuits sonores, dix ans sans dormir, publié en 2013 à l’occasion des 10 ans du festival, et dont le titre était inspiré du beau livre de Paquita Paquin sur les années Palace.
